Rien ne ressemble plus à la colère, rien n’égale cette force-là, celle que la mer déchaîne sur les remparts. Il va faire nuit. La lumière du phare s’allume, elle sonne le début des dangers. Les hommes de mer vont sortir, tu ne les vois pas, tu les sens, tu les sais dans la pénombre, le peu de paroles, et le bruit des cordages. Ils vont passer la nuit en mer, ils vont dormir avec elle, ils vont la veiller. Qui sait ce qu’ils voient, qui mesure ce secret, personne d’autre que vous, personne d’autre que ceux qui sont nés un pied sur la muraille. En bord de vide, la tête dans les vertiges. L’acier fondu a coulé dans vos yeux, bleus, pour soutenir le courant et votre sang va et vient au rythme des marées. Qui sait cela, personne. Ce qu’un homme voit de lui-même lorsqu’il ancre une barque au milieu de nulle part, même toi la fille de pêcheur tu ne sais pas. Qui es-tu donc par cette nuit dangereuse, alors que le phare crie rappel, venue en face te présenter à elle? La défier, immobile pénitente ? Petite, tes cheveux s’enflamment dans la houle. Rien qu’un faible soulèvement de ta poitrine pour respirer dans le vent qui t’attaque. De front, car elle est démontée, écoute, comme elle est en colère. N’as-tu pas peur ? Qu’as-tu donc à dire pour oser te tenir ainsi droite et garder l’horizon ? Les femmes de marin ne pleurent pas. Elles donnent des larmes aux embruns. C’est tout. Silencieuses, elles passent au matin devant la mer qui lève son regard pâle, et elles s’en vont recueillir l’écho du dernier souffle. Il faut savoir ne pas regarder, il faut savoir plonger ses yeux dans la nuit, dans le chahut silencieux et plein, les femmes de marin ne pleurent pas. Elles s’emmuraillent au sommet de l’enceinte, et repartent les mains prêtes à saisir le filet. Qui sait ce que c’est, vraiment, et ce que crie l’amarre au pont quand elle quitte ? Les hommes empoignent le bord et d’un bond sec, sec et sûr, sans risquer de regret, ils allument des lueurs dans leurs chahutes de rouille. Que répond la roche quand la mer vient lui dire qu’elle l’aime ? Le fracas n’est rien, c’est l’élan qui compte. Une veine qui éclate. A chaque reflux l’artère se tort et se fend sur la pierre. Un marin ne vit pas sur terre, qu’es-tu allée donc croire ? Que tu pouvais déposer les butins, laisser ta part de blessures et rejoindre le pays de ceux qui ont le cœur en terre ? Tu es une fille de marin, ton âme est là, elle est une pierre creusée par les roulis. Alors c’est mieux, c’est mieux comme ça. Et ce soir petite tu viens chuchoter ton deuil à la mer, tu viens avouer que tu as essayé de t’enfuir. Tu expliques et tu racontes le voyage, les visages de ceux qui t’ont dit de retourner là d’où tu viens, ici même, ici sur le rempart, fille de marin, eux ils voient avec leurs narines, grand père, ils voient comme on sent et ils sentent le harpon et ils ne veulent pas de mon odeur. Laisse ta colère ici, un rond dans la mer, elle va te venger, regarde comme elle rit déjà du cadeau que tu lui fais, comme elle comprend, sa fierté est immense et elle lavera pour toi la souillure des renifleurs de terre. Mets tes mains sur la pierre, tu es fille de marin, tu ne peux pas être autre, qu’as-tu cru? Que tes pas trouveraient l’horizon que le mur t’a offert, offert au matin, tombé au fond de ton premier regard ? Que tu pourrais prendre un train, un avion, et que là-bas ils comprendraient ? Hé, la fille de marin ! Tu pues, retourne là d’où tu viens, tu ne parles pas leur langage, comprends- tu ? Tu as voulu, petite, tu as essayé, tu as postulé selon leurs références. Ils ont rient, ils t’ont notée, ils t’ont jaugée jugée selon leur références. Ta valeur est nulle, là-bas sous le niveau de la terre, tu n’es qu’incompétente, matière vulgaire et tu parles la rocaille. Et ces mains d’hommes ! Croyais-tu donc qu’elles pourraient longtemps tenir une plume ? Tu l’aurais brisée, cette plume, petite, de tes mains faites pour se taire. Oublie la terre. Le phare est inquiet, ce soir. Les vagues sont venues le prévenir, elles courent pour devancer le pire, et tu dois veiller, tu dois prier. Oublie la plume, fille de marin, ici les femmes se taisent, elles ne pleurent pas, ni ne protestent. Elles jettent leurs rêves sur les remparts, et elles retournent à leurs mailles.