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Les Magiciens

 

Les magiciens n’existent pas. Personne n’en a jamais capturé, les cages sont ouvertes, vides, en attente du cobaye, la végétation a repris ses droits, les gorilles font la sieste et des oiseaux piaillent. Il fait doux, on a oublié pourquoi on patientait, on baguenaude. Les magiciens n’existent pas. C’est impossible. On a vu des choses, mais on n’est pas sûr, rien n’est certain. On a peut-être mal vu. On a entendu des mots, mais c’était pour le moins déroutant, troublant, on aura mal compris. Evidemment, on peut toujours imaginer. Laisser courir la supposition, juste pour voir, quelques pas.

Il semblait voler. Mais c’est impossible. Personne ne sait faire ça. Comme s’il n’avait pas les pieds dans la vase, comme tout le monde, empêtré. Forcément, lui aussi, il pose les pieds par terre pour tenir debout. Comme s’il n’y avait pas les problèmes, et les problèmes des problèmes, dans cette situation précise, et dans la suivante, comme si tout ça, décider, trancher, vivre, n’était pas infiniment long, complexe, subtil. Difficile. Il fallait qu’il fût bête, ou roublard, assurément, un habile combinard avec ses trucs, l’énergumène. Il faisait semblant, et tous l’auront cru. Un illusionniste. A quoi bon s’intriguer ? 

Non. Il était malicieux, il était limpide. Il semblait glisser, il marchait sur l’eau. Comment est-ce possible ? Tout le monde sait se noyer. Il a dit la voie est libre et il a gagné l’autre rive. Probablement était-ce un phénomène ponctuel, un incident naturel. D’ailleurs, beaucoup n’ont rien vu. Peut-être parce qu’il n’y avait rien à voir. Les magiciens n’existent pas.

Ou bien, tout le monde ne sait pas voir. Comment savoir ? Il y a deux solutions, c’est oui ou bien non, c’est vert ou rouge, une chaise a quatre pieds, et lui il a dit bleu, ou jaune, il a dit que ce n’était pas une chaise mais un squelette de yak, et on a bien regardé, ceux qui avait entendu, et on a vu, la mémoire du yak, et la bouche qui mastiquait. On est resté là et lui il est parti, et il a fallu tout réaménagé, à cause du yak. Pourtant les chaises existent toujours, c’est vérifié. Toutes ne grognent pas. Comment fait-on, pour transformer un regard, et l’horizon ? C’est impossible. C’est un mythe. Les magiciens n’existent pas.

Evidemment, ce serait joli, poétique, de penser qu’il y a de la place par là, du vide dans le plein, du plein dans le vide, que l’on peut lever le doigt et nier les évidences. On peut toujours rêver. Mais il faut aussi savoir se frotter les yeux, y regarder par deux fois, ne pas se laisser berner. Parce que la vie n’est pas une chanson, il y a du grave, du sérieux, on ne peut pas faire n’importe quoi. Il y a un mur, quoiqu’il en dise. On peut se blesser, lui est passé au travers, mais combien se cogneront ? Tous les murs ne peuvent pas disparaître, comment ferait-on s’il n’y avait pas de murs, à quoi serviraient les maillets ? Il devait y avoir une porte, quelque part, une toute petite porte, et personne ne l’a vue, sauf lui.

Non. Il n’y avait aucune fissure, aucune lézarde, pas le moindre indice de porte, on connaissait ce mur par cœur, nombreux étaient ceux qui venaient y prendre appui. Une porte était là pour lui. Comme s’il l’avait décidé. Cela avait suffi ? Le terrain est glissant. Le monde n’est pas une pâte à modeler, une porte ne peut pas sortir de rien, de la tête d’un homme. Ou bien ce n’est pas un homme. C’est un autre, une espèce incognito. C’est bien tentant, mais c’est intenable. Si chacun met des portes là où il veut, comment savoir à quoi ressemble le monde ? On se bat toute une vie pour un peu de vérité. La paix se gagne, elle ne se prend pas comme ça, comme on cueille une fleur, la paix est difficile, les solutions s’arrachent. Sinon c’est la fin des mérites, à quoi serviraient les trophées ? Il faudrait tout refaire, tout repenser. Est-ce qu’on en aurait envie, vraiment, d’avancer sans ennemis, à l’aveugle, sans tous les objectifs inatteignables qui balisent le sens de la marche, comment se guider sans visée? Les magiciens n’existent pas. On a croisé des hommes étranges, c’est tout. Il y a toutes sortes d’hommes de part le monde. Ils apprennent des choses bien différentes.

Il y avait quelque chose d’étrange dans sa démarche. Tout le monde n’a pas vu, mais beaucoup regardaient, discrètement. Il dessinait quelque chose, avec ses jambes ou avec ses bras, peut-être avec ses mains, rien n’était clair, on pouvait tout mettre dans cette équivoque. Il semblait tracer quelque chose, c’était léger, presque imperceptible. Il semblait danser. Pourtant il n’y avait aucune musique. Il n’y avait rien, aucun motif. Rien que les bruits de la rue, les bruits ordinaires. Evidemment personne n’a rien dit, si l’on avait rêvé ? C’est ridicule, danser en plein milieu de la vie, comme ça. Evidemment chacun y aura mis quelque chose de soi, en secret, son propre message, une ligne une courbe ou une chaloupe, au final on n’en sait pas plus.

C’était beau à voir, mais c’est insuffisant. Comme si c’était faisable, même acceptable, danser sa vie, au hasard, danser à l’œil. Les magiciens n’existent pas, ils dansaient sans musique, à cause d’eux quelques-uns ont tenté, une pirouette, un petit saut, tester l’apesanteur, beaucoup n’ont pas osé, ils n’étaient pas très sûrs. Ils n’étaient pas sûrs de savoir, d’être assez libres, d’avoir le droit. Ils n’étaient pas sûrs de la musique.

Si les magiciens existaient, ils seraient reconnaissables, depuis le temps. La magie leur ferait une couronne, ils seraient très beaux, ou très laids, ou bien charismatiques, enfin quelque chose les trahirait, avec ou sans cape, même s’ils se cachaient. Ils inspireraient le respect et la crainte. Ils accepteraient d’être consultés, de temps en temps, ils prodigueraient des conseils. Probablement auraient-ils pris le pouvoir, s’ils existaient. Ou tout au moins établi un conseil, un colloque quelconque, une organisation de mages. S’ils existaient, ils ne pourraient pas demeurer en forêt éternellement.

Il n’y a plus de forêt. Il n’y a plus de cachettes, même pour les timides. Tout se sait. Et personne à ce jour n’a confirmé la présence d’un mage, où que ce soit. Il y a des hommes habiles avec les cartes. Il y a des hommes doués pour convaincre, il y a des hommes qui inspirent la gaieté, il y a des hommes très maquillés. Il y a des conteurs. On raconte des histoires aux enfants. C’est important. Ménager l’espérance, éviter de les répugner par avance des multiples impossibles. Nourrir leur imaginaire, ouvrir une porte dérobée, parce que le monde ne suffit pas. On a beau regarder, pas de fées dans le ciel, ce qui est fait est fait, ce qui est là est là, il faut s’y faire.

Si les magiciens existaient, les histoires pour s’endormir prendraient un autre tour. Cesseraient d’être morales, deviendraient historiques. L’espoir serait peut-être dans la vie. Une minute suffirait, chaque minute pourrait suffire, à chaque instant on pourrait tout envisager, plus besoin de traquer les mystères, les mystères seraient là, chuintant dans les coins, on serait ravis de sentir dans l’air la présence de tout ce que l’on ne comprend pas, de toutes ces surprises qui se trament.

Les surprises sont peu nombreuses, en vrai. Peut-être qu’elles existent, mais pour la plupart, on les avait déjà prévues. On avait anticipé. Les hasards se font maigres pour qui sait être prévenant. C’est un progrès. On s’est battu si longtemps contre l’obscur, la mort inopinée. On s’est organisé. On a mis de la lumière, on a posé des néons. Certes, la teinte est blafarde. Mais qui préfère la nuit ? Si les magiciens existaient, il faudrait accepter d’être emmené n’importe où, être pris au dépourvu. Ne pas savoir où l’on met les pieds, oublier de s’attendre au pire, concéder que la trame nous échappe. Aimer cela.

C’est trop tard. On s’est habitué à savoir. On voit peut-être peu de choses, mais on les voit nettement, fut-ce presque rien, la portée d’un néon, d’un feu de camp, mais qu’y a-t-il à voir, plus loin ? Plus loin n’existe pas : il n’y a rien là-bas, on n’y a rien déposé, là-bas a disparu. Ce qu’on ne regarde pas finit par disparaître. Là-bas, ce n’est plus un autre part, c’est un autrement, là-bas est une conversion. C’est flou, dangereux, indéterminé.

C’est probablement là qu’ils résident, se baladent. S’ils existent. Là-bas. Dans le champ perdu, où l’on voyait sans savoir ce que l’on voyait. On regardait pour le plaisir des yeux. Les magiciens seraient ceux-là. Ils éclairent les angles où se réfugient les hasards, comme des oiseaux sur une branche, rien de plus, voilà ce qui fait magie. Une perspective hors de soi, un regard non prémédité, qui désarçonne les interprétations courantes. S’émerveiller ? Mais tout est trop vaste, hors de soi, des arbres partout, la nature prolifique, ou les hommes ? Les hommes ne cessent de bouger.

On ne peut tout de même pas retomber en enfance. On ne peut pas oublier. Grandir, c’est aussi réduire le champ, on le doit bien, pour être plus précis. Refermer son espace, se resserrer autour de soi, apprendre à se connaître. Les hommes ne sont plus des bêtes. Ils se travaillent des identités. C’est une avancée. Cesser de s’éblouir d’un rien, de s’éparpiller. Se fixer, rechercher, se choisir. Donner une permanence à son visage pour pouvoir aimer, être aimé. La porte reste au même endroit, on peut la décorer ou la faire garder par les chiens. On peut construire, investir autour des chambranles. Comment ne pas se perdre, si l’on sort ainsi, de nuit, au hasard ? Comment revenir, retrouver son chemin, si on est projeté, brinqueballé à tous les vents ?

Il n’avait pas l’air de choisir, lui, et cela ne semblait pas le tourmenter. Il avait l’air de tout prendre à la fois, comme on inspire, comme si le monde venait à lui et non l’inverse. Comme s’il lui chuchotait des choses à l’oreille. Il se laissait traverser. Il devenait pâle sous la pluie, fauve sous le soleil. Pourtant il n’était pas caméléon, il ne cherchait pas à se cacher, sa voix restait la même. Il s’attachait à définir quelque chose comme une saveur. Le monde ne le changeait pas, il le nourrissait. Il goûtait à vivre. Les évènements le pénétraient, et il les faisait siens, il les incorporait. Il ne cherchait pas à les nier, ni à les évaluer, ni à les circonscrire. Il les laissait voyager en lui. On le voyait heureux, comme tout les autres, mais ce bonheur creusait ailleurs, irisait autre chose. Dans son bonheur il paraissait nostalgique. C’était un secret entre lui et lui, une histoire qu’il se serait raconté. Il ne la disait pas. Il ne cherchait pas à résoudre son image, l’ambivalence qu’il offrait à voir, il ne se souciait guère de se rendre compréhensible. Comme s’il ne devait rien au monde, rien à personne. Comme si sa vie était son affaire. Les magiciens ne sont pas poètes.

Les poètes sont sérieux. Ils sont les plus sérieux. Ils vont au vent, eux aussi, mais ils racontent, ils rétrocèdent, ils se débrouillent pour mettre quelques planches en guise de pont.

Il s’en fichait, de savoir à qui il avait affaire. D’ailleurs il ne posait jamais de questions. On les attendait, on pouvait attendre une éternité. On a tout fait pour le surprendre, pour l’intriguer, on a crié, on a dansé les pieds en l’air, on a tiré la langue, on a cassé tous les vases. Il n’a rien demandé. Jamais un pourquoi. Peut-on vivre sans raison ? On a donné d’office les informations essentielles. Mais il n’a jamais regardé là où on voulait qu’il regarde. On lui montrait la jambe, et il prenait le bras, on lui parlait du cœur, il touchait les cheveux. Le contraire de l’amour ? Pourtant il avait tout retenu. Il savait même ce que l’on n’avait pas dit. Il savait ce que l’on sait lorsque l’on observe très longtemps, lorsque l’on s’attache à deviner. Un jour on s’est approché des hamacs. On a senti sa peau, elle était tiède, il était bien vivant mais il ne dormait pas, à croire qu’il ne dormait jamais.

On a cherché à le cerner, on a voulu l’entourer de mots. En vain. Les mots ont glissé, ils se sont envolés, ils ont pris la tangente. On est revenu à la charge, on a posé des questions quadrillées. Il a toujours répondu, mais personne n’a jamais bien compris les réponses, ou plutôt, chacun a compris quelque chose de différent. Peut-on vivre ainsi ? Sans se soucier de partager son mystère, sans avoir le besoin de le confronter aux autres ? Pour mieux le définir, pour faire entrer la lumière de l’autre dans son chaos. Il faut n’avoir jamais craint d’être déporté par les courants. N’avoir pas peur d’être fou. N’avoir pas peur du tout.

Si les magiciens existent, il y a longtemps qu’ils ont lâché la rambarde, peut-être ne l’ont-ils jamais tenue. Peut-être est-ce cela même qui les définit, l’absence de garde-corps. Ils n’en croisent pas, il n’y en a aucun sur leur chemin. Parce qu’il n’y a pas de peur. La peur délimite des territoires. Elle menace, donc elle rassure. Elle n’est pas extérieure, elle n’est pas étrangère. Elle est une partie de soi qu’on pose en bouclier, à laquelle on fait faire des grimaces, pour oublier qu’elle nous appartient. On y cache des prétextes valables, des évènements terrifiants, des risques absolument probables, ou absolument improbables. La peur nous définit. Certains font semblant, ils jouent aux impavides, ils deviennent des héros. Ils se jettent dans la peur. Il ne la découvrent pas, il ne la voient même pas, ils n’ont pas le temps de s’y connaître : ils s’y suicident. Il faut leur rendre grâce, parfois c’est nécessaire, et il y a peu de héros. Les hommes ont peur, seuls ou ensemble, d’eux-mêmes et des autres et de tout ce qui est possible entre les deux. Qu’on ne vienne pas leur dire qu’ils affabulent. Les rideaux bougent toujours, la nuit. La peur est réelle, elle ne plaisante pas, on ne passe pas ses douanes en douce. La lever, c’est affronter les monstres, c’est marcher dans la zone.

C’est accepter de mourir. Les magiciens que l’ont a rencontrés ne craignent pas la mort. Ils n’ont pas besoin d’être rassurés. Ils n’ont pas besoin d’avoir peur. Ils ne sont pas stoïques. Mourir ne les indiffère pas. La mort des autres ne les indiffère pas. Mais ils ne sauvent personne. Les magiciens ne sont pas des anges, ni des saints. Leur magie ne traverse pas le présent, elle ne vise pas le ciel, ni les limbes, elle ne s’attable pas aux tables d’un grand pandémonium. Leurs formules sont silencieuses. Ce sont des hérétiques, bien moins croyants que les sorciers, ils mettent dieux et diables dans la même boîte, qu’ils abandonnent au détour d’un chemin. Ils sourient. Ils évoquent la poussière, ils envisagent l’outre-tombe en particules voyageuses. La mort est à sa place, un ailleurs sans mots, inutile à penser. Non pas hors de la vie, mais à côté d’elle, toujours imminente. Il n’est plus temps d’avoir peur. Les magiciens ne cessent de mourir. Nous avons vu le feu, et les cendres du Phénix. Ils ne cessent de renaître. Ils s’ébrouent. Ils n’ont pas mangé le fruit, ils s’en fichent de savoir. Ils vivent les trois minutes qui leur restent, et dans ces trois minutes la mort regarde la vie, et non l’inverse. Elle lui est une ombre de force, un abraxas. Alors, la magie peut venir.

La magie ne s’apprend pas, nous l’avons découvert. Elle s’ose, dans des recoins de vie, elle s’improvise aux tournants d’équivoques. La magie est une façon. Une caresse au destin, une supplique légère et malicieuse. Les eaux s’ouvrent parce qu’on a oublié qu’il était impossible qu’elles s’ouvrissent. Laisser du jeu, attendre. Il y a des potions à foison, attendre n’est pas patienter, c’est suspendre une logique, quelques secondes, la main en l’air, une respiration pour créer un décalage, un répit, une halte. Gagner la marge, divaguer non loin. Le soleil a bougé, ou la lune, quelques secondes après tout est peut-être identique, mais peut-être différent, la lumière n’est plus la même. Le grimoire est là, mais les pages sont vierges. Voilà la formule : le principe d’incertitude, le murmure indistinct, le clinamen.

Bien sûr, que l’on a rencontré des magiciens. Au moins une fois, croisé quelqu’un, un être troublant, quelqu’un qui rayonnait de pénombres autant que de lumières. Un être chanceux, un être étrange, qui semblait vivre un peu plus que les autres, plus heureux ou plus triste, un être inquiétant, attachant, espiègle, un être incorrigible. Un enfant, un ancêtre rude. Quelqu’un qui savait tout, qui n’avait l’air de rien. Quelqu’un qui avait tout vécu, d’on ne sait où, ni comment. Un intouchable, un être imprévisible. Aussi coupant que le cristal, à ses heures de refus. Tranchant. Une lame, une incision nette et définitive. Grave comme le deuil, des heures, des années. Puis doux, enjoué et gai comme si l’on pouvait guérir mille fois, porter toutes les cicatrices. Il apparaissait toujours par surprise. Tout le monde le reconnaissait, le connaissaient sans même l’avoir connu, beaucoup oubliaient son nom mais tous étaient confiants. Un être aimantant. Impossible de ne pas s’approcher, de ne pas chercher à comprendre. Mais les magiciens ne se laissent pas saisir.

Les magiciens ne se laissent pas saisir, ils ne se laissent pas nommer. C’est pour cela qu’ils n’existent pas. Les noms flottent. Ils ne démentent ni ne contredisent, ni n’abondent. Ils se laissent approcher, ils étreignent parfois, ils rient et pleurent comme tous les hommes. Ils se coupent, leur sang est rouge. Les magiciens ne viennent pas d’ailleurs, ils sont les plus autochtones des hommes. Ils ont beaucoup à donner, tout ce qu’ils ont en réalité. Car rien ne gardent, de rien ne s’encombrent, n’ont aucun pactole. Ils ne séquestrent pas leur tendresse, ni leur rudesse, ils gagnent à concéder, ils se nourrissent des flux, absorbent dans le don plus qu’ils n’abandonnent.

Les magiciens pourront tout donner, sauf eux-mêmes. Il n’y a pas de prise, il n’y en aura jamais. Aucune culpabilité, pas de repentance, aucun fil au cœur, pas d’appartenance. Le noyau dur est inaccessible. On pourra les chercher dans la colère, ils ne fuiront pas. Ils pourront frapper, cogner, si on les frappe, si on les cogne. Ils pourront perdre, tomber à terre, on pourra les tuer. Mais on ne les trouvera pas. On pourra les humilier, les trahir, ils pourront se laisser faire, on pourra épier dans leurs yeux, mais on ne les trouvera pas. Ils offriront de l’amour, et plus encore, ils seront présents, attentifs, attentionnés, ils pourront se dévouer. Mais on ne les trouvera pas. Ils ouvriront l’espace, ils déploieront l’horizon. Ils offriront de l’indulgence. De l’indifférence. De la liberté. Ils proposeront des barques, des aventures. On pourra les suivre, quiconque le pourra, grimper dans la barque. Les niais se tromperont de port, c’est ainsi qu’il les sèmera. Les cruels se perdront dans le brouillard, c’est ainsi qu’il les sèmera. On pourra rétribuer des Sorciers, concocter les potions des possessions, elles seront inopérantes. Les magiciens ne s’adonnent pas.

Les Magiciens existent, ce sont des hommes. Ils ne font pas de tours, ils ne cachent rien dans leurs manches. Ce sont des êtres doués, mais leurs dons n’occupent aucune matière, aucun périmètre d’un savoir ou d’un faire. La passion les traverse, jamais ne les retient. Les magiciens sont claustrophobes. Des hommes, des choses, des talents, des Eglises, des ambitions et des destinées. De tout ce qui peut donner un sens, un nom, une réponse, une destination. De tout ce qui peut dévorer, emprisonner, aliéner. Ils s’accommodent du vide, ils y respirent, ils ne veulent pas connaître le chemin, ils veulent pouvoir y supposer des fleurs, des fossés, des hommes. Ils sacrifient leurs vocations, ils sacrifient la vérité, et Dieu. Ils n’ont pas besoin de l’exhaustif pour choisir, ils n’ont pas besoin de voyager pour se déraciner, pour s’exiler. Ils se nourrissent des vents qu’ils traversent. Tout est là, ici.

La magie est le contraire de l’illusion. Elle est dans la prouesse d’un regard qui travaille le réel, qui jamais ne s’en départit, jamais ne le déforme, jamais ne le sublime, mais le devine et le visite dans son infinité de perspectives, dans une profondeur de champ insoupçonnable. Inutile d’arranger les dispositions. Inutile d’imaginer. Inutile d’invoquer le passé, qui l’on est ou l’on croit être. Le réel n’en a cure. Il suffit d’ouvrir les yeux, le réel est une brousse, une terre jonchée de symboles. Il suffit de faire un pas, d’avancer ou de s’éloigner, le réel se transmue de lui-même. Le Magicien crée le monde dans le monde, trouve toutes les couleurs à sa disposition. Il est libre, à ce temps donné, de choisir son point de vue, sa place, ce qu’il y voit, ce que l’on peut cueillir du beau et du laid, du sombre et du clair, du dur ou du doux. Il est libre d’être fort, ou d’être faible, de tomber ou de voler. En funambule, il choisit qui il est, dans chaque minute d’une seule vie.

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