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Les Marcheurs

 

Que tous les hommes se lèvent et se mettent à marcher, les uns rejoignant les autres, et bientôt une vaste foule se répand dans les rues, qu’ils se lèvent, tous, un à un, qu’ils avancent, droit devant, descendant des immeubles, sortant des maisons, ne fermant aucune porte, tous avancent et la masse immense est silencieuse, elle ne fait que marcher, elle n’a d’autre but que de refermer la boucle du départ, faire le tour d’un infini qu’elle ne conçoit pas mais qu’elle devine du froid de la terre sous ses pieds, un pas puis un autre, les hommes sont si nombreux qu’aucun mur ne les arrête, aucun horizon, enfin, n’est interdit, la courbe fend les bois et dissout les bétons les plus durs, chacun laisse passer les Hommes car dans cette marche fut l’origine, celle de la survie et de la conscience, enfin l’Homme devient le Temps, et le Temps devient l’Homme, le pouls la poussière sous ses pas, le jour un battement de ses cils.

Les Marcheurs sont les plus invisibles des hommes. L’on pense savoir où ils sont qu’ils sont déjà ailleurs, partis plus loin, comme disparus. Autrefois, on les nommait Vagabonds, quand encore il existait des coins sombres d’où ils apparaissaient comme des visions. Aujourd’hui que l’obscurité a quitté les bois pour se nicher derrière les crânes, ils ne cachent plus ce qu’ils font de leurs jours. Ils marchent. Peu importe le reste. Qu’on les questionne sur le pourquoi de ces parcours, ils ne répondront rien qui vaille. Des balbutiements embarrassés, une théorie fade, un silence en guise de réponse. Le Marcheur ne sait pas, ou plutôt sait bien qu’il ne doit pas savoir, qu’il lui faut préserver ce flou qui se déplace avec lui, cet espace énergique, qu’un œil indiscret brusquerait d’impudeur. Aujourd’hui, le Marcheur peut marcher nu. Peu importe. Sa peau ne porte aucun tatouage, et qui se rappellera son visage ? Il est venu, a-t-on dit, il est resté une nuit, il a regardé partout, et puis il est parti. Il a payé son dû, il n’est ni pauvre ni riche, il a posé quelques questions d’usage, il a partagé le repas comme les autres. Mais personne ne sait rien de lui. Pourtant il a parlé, il a dit son nom, son âge, c’était un homme. Peut-être une femme ?

Le Marcheur n’est pas en quête. Il ne court pas, son pas n’est pas pressé, la plupart du temps il est calme. Il ne voyage pas non plus, il ne prépare aucune expédition fabuleuse, il ne se lance aucun défi grandiose. Il ne fait pas vrombir ses moteurs dans les sables des misères, il ne distribue aucune pitié en friandise, il ne dévoue sa vie à aucune cause désespérée. Le Marcheur ne cherche pas un sens quelconque dans les hasards de ses tribulations. Il cherche, peu importe quoi. Il ne rechigne pas à apprécier un paysage, il respecte le sublime des gouffres et des sommets, mais il n’emporte aucun baluchon sophistiqué. Il ne protège pas sa peau du soleil, il exècre les camps plantés de parasols et cerclés de barbelés au sein des villes étrangères, au travers desquels des petites mains espèrent et guettent l’aumône. Il passe. Il peut se faire cogner, se faire voler, il le devine, mais il en accepte le risque, le prix des intrusions. Il ne portera pas plainte dans les pays qui ne sont pas le sien. Il n’a aucun pays. Il ne cherche pas la mort, mais ne la craint pas non plus. Elle est juste un pas de plus, le pas de trop, ou le mauvais pas, et ces questions n’alourdissent guère ses jambes infatigables.

Qu’il est facile de s’enamourer de ces êtres aériens, imprenables, que rien ne semble pouvoir dévier de leur route, calmes, insondables. Il sera bien possible de faire la route à leur côté. Mais il faudra être marin. Aviateur, homme des montagnes, des glaces et des déserts. Il ne faudra craindre ni la houle, ni les tempêtes imprévues, ni le silence des jours sans vent. Savoir attendre, savoir ne pas brusquer les regards. Les Marcheurs n’ont pas souvent les mots, ils vivent avant que d’être, leur nom flotte dans le lieu. Ils auront déjà oublié qui ils étaient, de ce moment qu’on leur demande de raconter, d’expliquer : on leur parle d’un autre, un étranger qu’ils connaissaient vaguement, ou celui-là qui vit maintenant dans leur peau et qui pourrait peut-être raisonner, disserter et dépeindre les sentiments, mais à quoi bon ? Peu importe, les mots possibles, peu importe les légendes, ce qui compte, c’est le souffle de l’itinéraire, l’imprévu que ne dit aucune carte, le présent au coin de la rue. L’homme est là, dans ce que saisit son regard dix mètres plus loin, un chat qui surgit, deux yeux derrière une fenêtre, un fracas, un scintillement. Juste avant qu’il ne fasse le dernier pas, tous les possibles sont encore dans la Roue et voici qui est l’homme. Lorsqu’il se repose, le Marcheur se love dans les bras aimés, il offre son corps en confiance, il fait entrer dans le champ de son regard le temps présent de la caresse et pour le temps qu’elle dure il y vit tout entier. Avant que de se lever et de repartir. Vers un autre présent, il faudra savoir ne pas crier, ne pas tenter de le retenir, il n’entendrait aucun cri, ne comprendrait aucune peine. Il mémoriserait simplement l’image, voilà qui il est, maintenant très exactement le spectacle d’une déchirure, un bruit dissonant qui le met en retard, une trahison de ce qu’il croyait être bonheur. Il emportera la déception, sans rien en dire, elle ne soulèvera aucun mot dans sa bouche. Il emportera, peu importe de le dire, la rupture a eu lieu, les mots alourdissent le passé, enserrent le présent, fuient le futur, les mots ne sont pas faits pour les Marcheurs. Que l’on martèle son torse de désespoir, le Marcheur ne cherchera pas à se battre, il n’aura ni compassion ni cruauté, il n’est déjà plus là. Il déclinera par le vide toutes formes de poings levés, surpris que rôde encore autour de lui le souvenir qui en est la cause. Il emportera, le temps présent de la peine, de la colère, du sommeil, une image emprisonnée à jamais dans une vision aimée, un spécimen papillon rare de vie, la sienne en l’occurrence et par hasard. Le coffret qui les renferme fait son désir, le goût sucré ou âpre laissé par le temps dans sa bouche, la faim continue qui le pousse en avant. Le jour où le Marcheur ne sera plus un affamé, où un moment plus indigeste qu’un autre l’assiégera d’une nausée incurable, il s’assoira enfin, et pourra vieillir sans intérêt.

Qu’on l’accule, qu’on cherche à l’enfermer, qu’on lui propose un cube pour résidence, et l’homme deviendra fauve, grattant les murs avec fureur, le regard aiguisé par l’instinct de sa survie. Respirer. Aller libre vers nulle part. Ne pas déjà connaître demain, ni l’heure ni le lieu, ni la couleur ni l’humeur. Pour qui souhaitait le percer à jour en l’immobilisant, la prise sera vaine : la haine de son geôlier fera à l’homme oublier tous les visages, et les chantages ne seront à ses oreilles que piaillements. Pourquoi donc, chercher ainsi à le contraindre, à quoi bon ces filets et ces stratagèmes ? L’homme ne comprend pas, l’importance qu’on accorde à faire tenir l’histoire, ni la beauté d’un script, ni les raisons qui exigeraient qu’il soit à tel endroit plutôt qu’un autre. Encore moins comprendrait-il qu’une telle place lui fut assignée par amour. Peu importe, au monde, ce qu’il fait, l’homme ne voit pas les traces de ses pas dans la neige. Rien n’est plus étranger au Marcheur que les dispositifs, il n’en voit ni la beauté subtile, ni l’effrayante précision, il marche sur les fils, déjoue les prévisions, entre avant l’heure, désespère autant que subjugue tous les metteurs en scène. Qui se veut compagnon ne devra jamais trop loin demeurer. Suivre, fluide, son trajet, ne pas tenter de dévier sa route, et jamais ne le quitter des yeux. Trop près, l’aimant deviendrait un de ces rochers que le fleuve traverse en se déchirant pour mieux retomber en cascade. Trop loin, et le vide ne se remplirait pas de souvenirs. Le Marcheur ne croit pas aux symboles. Qui s’éloigne de lui le perd. Lorsque le paysage se fait jungle, il étire la machette, tranche sur son passage les liens qui l’incommodent, et jette par dessus bord les poids inutiles de son paquetage. Il coupe court, il évide les fruits de son passé. Ce que l’on laisse derrière soi n’a pas besoin d’être en ordre, puisque derrière rien n’existe plus pour soi. L’œil éclaire devant, mais le Marcheur sait toujours s’il est suivi, si les yeux qu’il sent dans son dos sont bienveillants ou curieux, et comment les semer. L’homme connaît toutes les natures de terre, les terres sèches et poussiéreuses, les sols caillouteux qui rigolent de petits éclats, les prémices des avalanches. Il ouvre ses refuges ou passe son chemin, la Chance le précède ou vient à son appel comme le destin se soumet à ceux qui ne lui laisse pas le choix. Cette Chance, ces aubaines apparentes qui finissent par ouvrir toutes les serrures, les Marcheurs ne le doivent pas à la confiance, ni à la persévérance, mais à leur certitude. La glaise des évènements plie sous le pouce du modeleur, les Marcheurs réalisent leur prophétie debout, tout est déjà écrit mais pas encore lu, et le Livre restera scellé. Pas de miracle proclamé, les Marcheurs sont discrets quant à leurs raccourcis. Rien n’est magnifié, ni spéculé, aucune incantation n’est prononcée au pied des obstacles. Les murs sont des retardements. Les sourcils de l’homme se froncent, il passe sur ses mains la craie qui les rendra plus agiles, il attend que la terre tourne, il sort par précaution ou par superstition la barre à mine. La terre finit par tourner.

Ce que voient les Marcheurs dans l’horizon est trop évident pour être vu des sédentaires. Le temps s’écoule, liquide, au bout de la route, et c’est un sang qui ruisselle, que seule la poursuite peut ralentir. Il ne s’agit pas de fuir, mais au contraire de tout emmener, de rattraper la vie kidnappée par les heures, qui file inlassablement droit devant. Le temps est enfermé dans la chair, il secoue les cœurs et contracte les muscles, et le temps enfermé dans les corps doit rejoindre sa source, le sablier firmament, l’homme est contraint à explorer l’espace qui donne contenance à cette distance.

Cet espace est inouï. L’enfant lève les bras vers le ciel, il tend la main vers la mer qu’il découvre, vivre c’est impérativement sentir ce que sont les vagues, et cette pluie fantastique, et le froid, le doux qui ruissèle sur le visage, et tout ce qui pourra être reçu dans le temps imparti. L’enfant prend les cailloux du chemin à pleines mains, il les regarde longuement, il les enserre dans ses paumes, il les lance, il rit. Le jeu ne peut prendre fin, la vie est ce corps, ce corps se tient désormais débout et il est assoiffé dans l’espace offert.

Les autres hommes viennent après. Les enfants du Marcheurs ont gardé leurs mains vides, ils ont oublié le souffle de la mer, quitté l’horizon des yeux. Ils se sont assis. Lorsqu’ils se sont relevés, le temps avait fui, et la marée basse emporté l’éblouissement du large. Certains sont restés sur place, ont bâti des châteaux, d’autres sont partis de biais, ont vécu d’autres vies, et l’espèce a dégénéré dans l’habitat. Elle s’est perfectionnée, et tous les mots sont devenus nécessaires. Cessant d’être aspiré par l’horizon, l’homme s’est mis à regarder autour de lui et à écouter. Les questions sont venues comme des loups. Certains ont cherché à les domestiquer, d’autres à les tuer, d’autres encore ont continué à regarder le feu comme pour défier la peur.

Les Marcheurs n’ont pas côtoyé les créatures du silence. A leurs oreilles, le temps qui passe est tout empli des bruits de sa course, il abreuve qui le chevauche de réponses. Toute question n’est qu’une écorce tombée au hasard de la vitesse et du lieu, ces écorces dont les Veilleurs sont les collectionneurs infatigables. Le Marcheur est leur inverse parfait, le frère des antipodes. Impossible au Veilleur de dresser un portrait fiable de ce spécimen, le modèle est mouvant, l’œil ne dit rien de plus que ce qu’il a à dire : il y a là un homme, il est vivant, ses yeux avalent et renvoient la lumière, l’on peut entrer, mais la pièce est vide. Car rien n’est à voir, hors de la marche, hors du pas qui se pose. L’identité d’un Marcheur ne se visite pas, à l’immobile tout est de marbre, la fiole des passés est encastrée dans la pierre, les rêves planent dans l’air comme des humeurs invisibles. Personne en ce lieu, le cloître est ouvert ; personne. L’identité est partie en balade. Elle se dresse quelque part, joue avec ses ombres, se ploie, nage, court dans ses cachettes, passe furtivement la tête pour présenter un sourire muet et cachottier. Elle danse avec les êtres aimés, mais ceux-ci n’existent que tant que la pensée les porte, et aucune figurine de cire ne se tient devant l’âtre. Qu’on lui tende un aveu, une confession, l’homme les prendra dans la main avec respect. La trace des mots restera sur ses murs, et s’ils sont suffisamment sincères, s’ils sont assez forts, il les honorera à chaque fois qu’il en croisera la gravure. Il se souviendra de l’auteur de ces maux, mais le don devancera le donneur, vivant sa propre vie, sans rien justifier pour l’avenir. Il faudrait prendre demeure dans ces murs pour les voir enfin s’ouvrir de portes, se couvrir de propagandes, des herbes pousser entre les dalles, et les coffres s’ouvrir. Il faudrait se faire faucon, et sur l’épaule de l’homme se faire une niche, pour comprendre comment l’air frappe son visage, et ce que le paysage provoque en dedans, à droite plutôt qu’à gauche, ou l’inverse, et quand tourner. Au fil des années, le Veilleur tiendrait peut-être une image, une gigantesque fresque photographique, une poésie du mouvement, un hommage fragment à tous les hommes. Mais les traits sont flous et l’homme est déjà reparti. Comment le reconnaître ? Le Marcheur n’a pas d’amulettes autour du cou, ses nostalgies sont sans visage, ses peurs sont solitaires. Les hommes qui entrent dans la mémoire des Marcheurs sont ceux qu’il aurait, dans une autre vie, pris dans ses bras et bercés, des hommes transpercés de vie, aux rivages de l’humain, dont les yeux ronds interrogent trop violemment pour que quiconque puissent les oublier. Des hommes pour qui, seuls, le Marcheur aurait pu trouver les mots, s’arrêter, et enfin être là tout entier. Mais ces mots-là n’existent pas, précisément. Ce qui pourrait être dit à ces hommes se situe dans l’indicible, ainsi l’homme est-il né Marcheur. Silencieux, un mot sous chaque semelle.

Des regards croisés aux confins, il gardera les béances, un impact sur ses murs. Le Marcheur n’invoque pas les cieux, ne soulève pas les cadavres. Il n’a cure ni des pourquoi ni de Dieu. Le lendemain fait œuvre de réponse. Qu’importe les raisons, le Marcheur ne cherche pas à percer les secrets, il n’arrache pas les fleurs. Il ne pose pas de question, il ne colorie rien de son décor. Il le prend tel quel, comme on respire. Il ne tient pas de registre, ne crayonne pas d’annotations la marge de ceux qu’il aime. Il accepte ou refuse pour quiconque, il soupèse les circonstances qui le frappent dans une balance identique, qu’aucun souffle extérieur ne peut désaccorder. Plus tard, quand l’homme aura longtemps marché, l’aiguille cillera d’elle-même, telle une boussole fidèle à son devoir, et le jugement qu’elle aiguise s’en trouvera modifié. Mais l’homme n’aura guère changé d’avis. Il aura changé de transhumance, changé de latitude, changé d’âge. Il aura changé. En face à face, dans un immédiat frontal et suspendu, aucun Marcheur ne peut être persuadé. L’homme ne suivra aucun conseil. Ces chemins qu’on lui propose ne figurent pas sur ses cartes. Au temps présent, une seule vérité existe, celle de son lieu. Il y est tout entier. Qu’importe ce qu’il y a dans son dos, puisqu’il ne le voit pas. Sa démarche est sa seule attache, sa vocation à vivre, ces deux pieds au sol qui à chaque pas décident. Les pieds, les pas, le poids du corps, le Marcheur est un corps. Peu d’hommes le sont. Qu’importe ce qu’il y a devant. Puisqu’il n’y est pas encore, et que ce n’est pas l’heure. Alentours, se meuvent d’autres hommes, îles mouvantes, mondes dans le monde, lieux infréquentables : l’empathie est impossible au Marcheur. Le déplacement qu’elle implique est un voyage hors terre, un trajet sans empreinte qui le perdrait hors du chemin. L’homme aime comme on tend la main, pour partager un risque, un saut dans le vide, avec malice et gravité, en fermant les yeux. Il observera avec tendresse la joie sur un visage cher, il regrettera la souffrance. Sans souffrir. Le Marcheur est le contraire d’une mère.

Ce qu’un tel homme cherche dans l’horizon est son énigme silencieuse, la seule qui ne puisse être résolue, car les inconnues se succèdent sans se valoir, et sans se réduire. Les yeux recueillent amoureusement chaque donnée. Tant que l’homme marchera, ses yeux ne seront pas rassasiés des mystères de la Route. Le Miroir suit, jamais ne le devance, jamais ne l’interrompt. Aucun corps ne s’y reflète. Il est une source continue d’images qui racontent le chemin parcouru. Parfois l’objet oblique, en périscope, révélant à son porteur de nouvelles perspectives, d’autres territoires. L’homme ne s’y voit pas, car les Marcheurs ne se pensent pas, ne se regardent pas vivre. Il ne pourrait toutefois s’y trouver plus parfaitement. L’absence de reflet lui évite les scrupules, leur nébulosité épuisante et jamais une culpabilité ne vient le ralentir. Celui qui marche ne peut porter un tel habit. Le martyr est voué à l’objet de son amour, une chose ou un être qui ne peut ni ne doit remplacer la Route. L’homme trouvera tous les motifs de colère et d’offuscation imaginables, fussent-ils absurdes, incongrus ou injustes, pour renier ces amours. Ce sera plus simple s’il n’a pas à mentir.

Redevenu libre, dégagé des atermoiements qui empêtrent celui qui ne veut pas faire mal, il repartira d’un pied plus léger, réassuré de tenir toujours le tisonnier de son destin, le frère stigmate : la droiture de son ombre. Le Miroir en est le garant et, sous cet angle, le Marcheur est un homme comme un autre, soumis au regard d’une conscience.

Quant au départ, qu’importe l’heure. Il est toujours imminent, la nuit ou le jour, et l’homme n’a pas besoin de lumière pour avancer. La pénombre lui sera un décor comme un autre, une musique plus singulière qu’un plein soleil pour fendre les herbes hautes. Qu’importe aussi comment le paysage se présente, s’il figure au loin une contrée accueillante ou de près s’ouvre sur une cité pirate. Qu’importe au fond ce qui est vu. Le secret du Marcheur est dans la maîtrise du flou, dans l’art de plisser les yeux. Maintenu à la distance souhaitée, l’horizon devient matière, huile d’impressionniste où l’homme peut à loisir loger tous ses possibles. Les Marcheurs sont les faiseurs de Mirages. Passants silencieux, ici et là, quadrillant toute surface habitable, ils peuplent le monde de leurs petites figurines, lucioles, châteaux de sable, et enfin tout ce que chacun croira lire dans leurs yeux rivés. Les sédentaires garderont à part d’eux cet étrange larcin, le cultiveront en rumeurs et en légendes, et la nuit parfois y enfouiront leurs fatigues. Le jour venu, s’il survient, si le temps leur fait nécessité, la vision ancienne cessera d’être frivole. Un double se lève, et l’homme se souvient, qu’il sait marcher. Le présent desserre son emprise, et l’homme marche vers demain jusqu’à ce qu’à nouveau la souche trouve racine fertile et que l’hôte ancêtre s’ensommeille. Bien qu’ils n’en aient cure, les Marcheurs sont ainsi les garants de l’espèce : leurs silhouettes hérissées font toit aux coins du monde, et leurs crânes têtus décollent les cieux des confins. Ils ouvrent l’espace et y sèment, indifférents, le désordre vital, l’espérance.

S’il venait à perdre son don, sa volatilité, l’homme perdrait le naturel de son élan et se poserait à contretemps. Ceux qui ont regardé trop loin ont été happés par les rebords du monde, l’univers défendant ses mystères. Incapables de plus rien saisir dans la masse indistincte du ciel qu’ils questionnent, ils titubent et, pris de vertiges, pour la première fois, stoppent leur pas. Hagards, ils découvrent leurs pieds, la couleur de la terre, et perdent des yeux la ligne de fuite qui les constituait. La plupart ne repartira pas et beaucoup rejoindront la horde des Morts. Seuls survivront à la mue les hommes qui n’auront pas semé l’enfance en cours de Route. La malice et le rire peupleront alors le proche, comme la gravité peuplait l’horizon, et ces hommes retrouveront les petits cailloux du chemin. Ils étudieront avec passion les détails infinis du temps qu’ils laisseront désormais filer par devant eux. Les rides sur leur front trahiront la sévérité d’un passé, et l’obstination qu’elle a creusé patiemment, mais aux questions que leur étrangeté ne manquera pas de susciter ils répondront toujours d’un sourire et d’un mot, un mot d’enfant, une boutade assez simple pour être énigmatique, pour ne pas entraver les cheminements en cours. Chacun y trouvera une réponse et ces hommes, s’ils ne meurent de faim au bord de la route, passeront pour des sages. Ceux qui chercheront à tout prix à reprendre la marche n’auront d’autre choix que de la poursuivre à même le sol, c’est-à-dire en eux-mêmes. On ne les verra plus. A mesure qu’ils s’enfoncent, le Miroir se dépigmente, le regard s’absente, bientôt ce n’est plus qu’une vitre opaque, noircie comme par les flammes. La raison sort à pas feutrés, ne sachant s’aventurer hors des communautés. Elle laisse les volets clos dans la demeure. Les murs s’épaississent. Mais l’obscurité n’a jamais fait peur aux Marcheurs, taillés pour soutenir une complète solitude, et parmi les Fous ils seront les moins douloureux des hommes. Que l’immobilité les assagisse, ou qu’elle les affole, ces hommes n’en demeurent pas moins en marche, une traversée en colimaçon vers le centre d’eux-mêmes, sans que quiconque puisse dire quel en est l’horizon.

Certains soirs, au crépuscule, lorsque les fatigues pèsent plus lourd qu’en plein jour, des hommes s’assoient très lentement et respirent l’air humide. Ils observent alentour, assez longtemps pour que la nuit enfin recouvre tout. Parfois ils s’endorment là, à même le sol, ils se laissent juste glisser. Ces hommes ont interrompu leur Marche, et à l’aube ils partiront en quête. Ils ont transgressé leur nature, ils ont cessé d’être fidèles à la Route. Alors ils la regardent comme une femme aimée que l’on s’apprête à quitter, avec désolation et impuissance. Ils ne parlent pas, leur regard suffit, leurs yeux qui ont cessés d’être en feux. Ces hommes ont trahi le vœu de silence. Ils ont cherché dans l’horizon une réponse, ils ont questionné les cieux à voix haute. Ils ont demandé qui ils étaient. Ils ont cru deviner. Ils se sont assis. Et la Route, exorable, s’est ouverte sous leur pas.

 

 

 

 

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