Encore une heure. Encore une vie. Il est midi. Tu as le temps. Tout le temps maintenant. C’est doux, de n’avoir rien à faire, d’attendre seulement. Tu es définitivement libre, prisonnier. Définitivement libre. Et où regardes-tu à cette heure, vers quoi portent tes yeux, dis. Les emmènes-tu ailleurs parfois ? Tes yeux sont-ils assez forts, pour ça, pour traverser des murs ? Assied-toi, oui, ici. Ou bien là ? La table ou le lit ? Comme tu préfères. C’est un choix, ce n’est pas rien, dors-tu la tête au nord ? Toute cette vie qui te reste. Une assiette pleine de vie. Tu sais, comme les vieux dans les maisons de retraite, qu’on laisse crever en douce... maintenant ils installent des fenêtres avec de très grandes vitres, aux rez-de-chaussée des salles de divertissement. De larges baies vitrées. Ils mettent des fauteuils en rang d’oignons et ils installent les vieux dedans. Devant les baies vitrées. Pour qu’ils puissent regarder. Les gens, la vie dehors, parfois souvent même oui la plupart du temps ils s’endorment. C’est plus économique que le cinéma, tu comprends. Ils s’endorment, la tête calée dans une main. Les gens s’arrêtent pour voir ça. Un vieux qui dort à la fenêtre. Tu vois bien, si les vieux s’endorment, c’est que dehors ça ne doit pas être si intéressant que ça... Tu es français ? Américain ? Africain ? Ca a son importance, on ne sait jamais. C’est pour l’espoir. Qu’on puisse faire quelque chose de toi, quand tu auras payé, quand tu auras bien payé, bien regardé tout autour de tes trois mètres, bien senti la granule du béton sous tes doigts, tapé ta tête dessus peut-être pour t’occuper ? C’est important, c’est pour la question du recyclage. Savoir si tu pourrais encore servir, qui sait -après ta rééducation. Mais attention on n’investit pas sur tout le monde. Faut qu’on sélectionne. Parce que c’est que ça revient cher, de miser sur les humanités ! Il te faut des présomptions favorables. Prouver que tu en as aussi, du bon, au naturel ; il faut que tu sois exemplaire. Tu es gentil avec tes gardiens ? Tu les laisses faire? Et avec tes co-détenus? Mais si tu viens d’Afrique... il y a peu de chance. Je dis ça, j’en sais rien. C’est ce qu’on m’a dit. On m’a dit qu’en Afrique, on ne recense plus les condamnés et qu’on s’en fout de vous punir, au fond. Que c’est plutôt une question de place, un problème pratique, il faut ranger, alors on vous range. Là. A défaut d’ailleurs. Il faut bien que certains y passent, on ne peut pas tous tenir, on est beaucoup trop nombreux, que veux-tu. Il faut caser le reliquat qui nous reste. Cités ou cellules, selon chance et potentiel de départ. Et comme toi t’es qu’un sale rebus de l’humanité t’as vu tes mains le sang dessus, alors c’est normal que ce soit toi, qu’on boucle en condensé, non ? Et dis-moi dans ta petite boite de pandore il y a une fenêtre ou pas ? Oui ? Alors t’es peut-être européen. Alors t’as toute la vie, pas de sangles. Pas de frisson final, pas de chaud chimique dans les veines pour le terminus de ton expiation espèce de salaud. Ou américain ? Densité de chair teigneuse moins importante au mètre carré, enfin c’est ce qu’on m’a dit. Toute cette vie. Qu’est-ce que tu vas pouvoir en faire, maintenant ? Tu pars, parfois ? Tu fais le mur, avec les yeux ? Avec ta tête ? Avec tes rêves ? Tu en as gardés ? Tu ne devrais pas. Tu vas être triste. Tu ne devrais pas, non. On veut bien que tu sois en colère, à la limite, oui, que tu t’énerves que tu trucides deux trois gardiens, on veut bien que tu gueules, que tu aies mal, ou très mal, que tu te pendes à une corde de PQ pourquoi pas mais pas triste, non, pas ça. Et puis, tu sais, dehors, on s’en fout. Que tu ne sois pas recyclable. On s’en fout. On t’a oublié, prisonnier. On t’a oublié depuis longtemps, on ne sait même plus combien tu es, comment tu vis, on ne regarde pas par là, on ne sais plus comment tu t’appelles, tu es classé, tu payes, on oublie vite. Ton assiette pleine de vie, froide, on s’en fout. Il faut que tu saches, ne rêve pas trop, arrête, tu vas être triste, tu vas être fou. Encore une vie, prisonnier. Encore une heure.